Dix ans après la sortie de Scarface, Al Pacino retrouve Brian De Palma pour notre plus grand plaisir. Le moins que l’on puisse dire c’est que nous sommes en présence d’une œuvre atypique du cinéaste qui ne laissera personne insensible, comme en témoigne la réception plus que mitigée lors de sa sortie en salle en 1993, tant le film a pu diviser aussi bien la critique que le public. Pourtant il est aujourd’hui clair que L’Impasse est devenu l’une des œuvres majeures de la filmographie de Brian De Palma; il aura fallu près de deux décennies pour réhabiliter ce chef-d’œuvre du film noir.
Comment expliquer un tel revirement alors que le film, accablé par les critiques, semblait destiné à rester dans l’ombre de son illustre aîné : Scarface ? C’est le soutien d’un grand nombre de défenseurs qui va amorcer le retour au premier plan du film, et qui va rendre justice au travail exceptionnel sur certaines scènes magnifiques tant par la maîtrise technique que par la manière dont le cinéaste traite de façons différentes l’univers de la pègre : là où Scarface dépeint un milieu ultraviolent et malsain, L’Impasse semble plus posé et surtout plus oppressant. Pourtant, malgré cette opposition évidente, les deux films semblent se faire écho. En effet, il est difficile de ne pas faire un lien entre Tony Montana et Carlito Brigante, l’un étant dévoré par l’ambition, l’autre n’aspirant qu’à la rédemption. Le scénario est signé David Koepp, à qui l’on devra notamment ceux de Jurassic Park, Spider-Man ou encore Hypnose (Stir of Echoes), le tout porté par un casting impeccable avec Al Pacino, Sean Penn ou encore Penelope Ann Miller.
L’intrigue nous entraine à New York dans les années 70, Carlito Brigante (Al Pacino), ancienne figure emblématique de la pègre, vient d’être libéré après 5 ans de prison par son avocat véreux David Kleinfeld (Sean Penn), et aspire à une vie rangée loin du monde de la pègre. Il retrouve Gail (Penelope Ann Miller), la femme qu’il aime, et désire mener une existence paisible avec elle loin de New York. Mais Carlito va se rendre compte à ses dépens qu’il ne sera pas facile de tourner le dos à son passé…
Le film démarre par un générique sublime en noir et blanc, où Carlito est grièvement blessé par balles sur le quai d’une gare sous les yeux terrorisés de celle qu’il aime. Alors proche de la mort, il se remémore pendant son transport aux urgences les évènements qui l’on conduit à cet instant tragique. Dès le début, le cinéaste reprend un procédé déjà utilisé dans certains classiques du film noir américain, où la fin nous est dévoilée dès le commencement. On peut notamment citer comme référence Boulevard du Crépuscule (Sunset Blvd) de Billy Wilder. Le plus surprenant dans cette séquence d’introduction est le mouvement de la caméra qui s’incline et tourne sur elle-même, prenant des angles excessifs qui confèrent à la scène une dimension presque surréaliste, à la manière d’un rêve. Nous assistons à la scène à travers les yeux du personnage, puis progressivement nous nous détachons de lui pour terminer sur son visage, comme pour convier le spectateur à pénétrer l’âme du personnage. Ainsi le scénario se présente sous la forme d’une boucle où le spectateur assiste à l’histoire de Carlito à travers ses pensées, rendant son récit plus intimiste; se crée alors un suspense presque hitchcockien, nous amenant tout au long du film à espérer la rédemption tant attendue par le personnage.
La force du récit réside aussi dans sa construction : on assiste à une véritable tragédie humaine où le personnage, animé par une volonté sans faille de s’arracher de cet univers sombre, ne peut échapper à la main du destin. Le personnage interprété par Al Pacino est un ancien malfrat fatigué qui ne sait plus où se trouve sa place dans un monde qu’il ne reconnaît plus; son seul désir est de mener une vie paisible mais l’environnement dans lequel il évolue ne cesse de lui rappeler son passé, inspirant crainte et admiration.
Carlito n’est plus que l’ombre de ce qu’il a été, il erre tel un mort-vivant dans un monde où les codes ont changé, où les malfrats n’ont plus aucun sens de l’honneur, ce qu’illustre la séquence de la fusillade dans la salle de billard où Carlito est obligé d’avoir recours – contre son gré – à la violence afin de sortir de ce piège. L’idée dans cette séquence est de jouer avec la tension du spectateur en introduisant le premier moment de suspense du film : Carlito accompagne son cousin qui effectue un deal avec l’un des trafiquants mais quelque chose ne tourne pas rond et il commence à échafauder un plan. Le moment-clé intervient avec un gros plan irréaliste sur les lunettes d’un des trafiquants, où l’on voit le reflet d’un individu armé. Le reste de l’action est extrêmement rapide : Carlito neutralise les malfrats proches de lui. L’affrontement contre le leader est très dynamique dans sa mise en images : un travelling latéral vers la gauche suit Carlito alors qu’un mouvement de caméra en sens inverse accompagne son adversaire, montrant ainsi que son instinct et ses réflexes sont toujours aussi affutés. La suite de la scène, en dehors du bar, résume assez bien le combat que le personnage aura à mener tout au long du film lorsqu’il dit : «Je ne cherche pas les merdes, elles me tombent dessus, je me sauve, elles me courent après, il doit bien y avoir un moyen de les semer».
La symbolique du « piège », c’est bien là que le film prend sa dimension unique. Alors que l’on partage avec Carlito la joie de sa libération, tout retombe rapidement, laissant place à une inquiétude croissante qui peut se lire sur son visage à mesure que l’on avance dans le film. Carlito est partagé car sa détermination de changer se heurte à un passé qui ne cesse de le harceler sous toutes ses formes, à commencer par son ami David Kleinfeld, interprété par un Sean Penn méconnaissable mais tout à fait sublime dans le rôle de l’avocat véreux carburant à la poudre et sombrant progressivement dans une paranoïa qui aura pour conséquence une descente aux enfers presque irréversible pour Carlito. Un plan du film montre cette dualité du personnage qui oscille entre le bien et le mal lorsque Carlito somme Benny Blanco, un jeune malfrat qui le porte en admiration, de ne plus jamais mettre les pieds au night-club ; la caméra filme en gros plan son visage, une partie est sombre tandis que l’autre baigne dans la lumière.
La mise en scène particulièrement réussie de Brian De Palma, en plus de nous tenir en haleine, a la particularité de nous faire ressentir cette impression d’étau se refermant peu à peu sur le personnage. Le fait de vivre les évènements du point de vue de Carlito influe directement sur notre jugement, certainement une manière de mieux comprendre sa nature à travers ses états d’âme. Comme lui, nous nous sentons oppressés et nous nous débattons pour nous en sortir, rendant ainsi le personnage interprété par Al Pacino plus humain et plus attachant, au point d’espérer un dénouement heureux alors que tout semble déjà acté.
Pour mieux accentuer l’aspect dramatique du film, Brian De Palma intègre une romance au cœur de son récit entre Carlito et Gail, une danseuse interprétée par Penelope Ann Miller, qui sera en quelque sorte la motivation nécessaire au personnage pour ne pas succomber à ses anciens démons. Le cinéaste aura su en capter toute l’intensité sans pour autant que cette romance en devienne kitch, le tout s’articulant tellement bien avec l’intrigue. La séquence la plus remarquable est certainement le moment où Carlito, dans l’embrasure de la porte (léger clin d’œil à Shining ?), entrevoit le reflet de Gail se déshabillant dans le miroir, l’invitant à briser la chaîne retenant la porte qui les sépare, ce qu’il fait aussitôt. A ce moment précis la caméra opère un mouvement rotatif autour des deux amants, comme pour symboliser le transport des sentiments dans un tourbillon de passion sur la musique You are so beautiful de Joe Cocker faisant presque penser à une autre séquence romantique célèbre du cinéma entre Patrick Swayze et Demi Moore dans Ghost, sorti trois ans plus tôt.
La partition musicale composée par Patrick Doyle est d’ailleurs l’un des moteurs essentiels de la mise en scène. Il s’agit de la première collaboration du compositeur avec Brian De Palma, pour un résultat de très bonne facture puisque la musique semble parfaitement s’accorder à chaque situation du film ; on a vraiment l’impression que chacun des thèmes musicaux a été pensé pour mieux dépeindre les sentiments et émotions des protagonistes. On distingue d’ailleurs deux types de musique, la première étant celle que je viens d’énoncer, s’avérant nécessaire à encadrer les moments forts de la mise en scène, et la seconde reprenant simplement des classiques de la musique disco représentative du monde de la nuit dans les années 70.
L’intrigue du film bascule au moment où Carlito, se sentant redevable de David pour sa remise en liberté, décide de lui porter secours quand celui-ci est contraint de faire échapper de prison un grand ponte de la mafia new-yorkaise à qui il a dérobé une énorme somme d’argent, au risque d’anéantir définitivement ses chances de respectabilité. La séquence du bateau sur le fleuve, aux alentours de la prison flottante de Rikers, teintée d’un bleu nuit presque irréel et emprisonnée dans la brume, symbolise le moment précis où Carlito n’aura plus la moindre emprise sur un destin qui irrémédiablement lui échappe. David se débarrasse du chef mafieux et de son fils devant un Carlito totalement décontenancé car il se rend compte que les actes de David viennent de les condamner : «Quand on franchit une certaine limite, on ne peut pas revenir en arrière. Le point de non-retour, Dave l’avait franchi, et moi avec, ce qui veut dire que je suis du voyage.» Dès lors, la machine implacable du destin est en marche, précipitant les évènements à un rythme effréné, où chacun des protagonistes aura des comptes à rendre.
Le point culminant de L’Impasse intervient avec la séquence finale où s’exprime tout le savoir-faire de technicien de Brian De Palma pour faire monter la tension des spectateurs. Carlito devient la cible de tueurs à la solde de l’une des puissantes familles mafieuses (dont le chef a été tué par David comme énoncé précédemment). Cette poursuite haletante débute dans le métro new yorkais où la caméra suit les déplacements de Carlito de wagon en wagon, talonné de près par ses poursuivants; la scène est entrecoupée de plusieurs plans extérieurs qui accentuent l’aspect confiné de l’espace, laissant un champ de manœuvre restreint à Carlito pour semer les tueurs.
De Palma introduit dans cette séquence une autre action en montage alterné où Gail attend Carlito à la gare ; on observe que le cinéaste choisit de cadrer la pendule avant de venir se placer sur elle, ce qui n’est pas anodin car la pendule symbolise la course contre la montre dans laquelle Carlito est engagé. Alors qu’il est quasiment piégé à une station, un groupe d’officiers de police fait son entrée et l’action est momentanément suspendue au profit d’un suspense redoublant en intensité. La suite de la poursuite nous amène au Grand Central Terminal de Manhattan où l’on retrouve d’autres procédés techniques que le cinéaste affectionne particulièrement. En effet, la scène se décompose sous la forme de plusieurs plans-séquence d’une fluidité parfaite lorsque Carlito tente de se cacher dans la gare, impliquant le spectateur à suivre tous ses déplacements. Le cinéaste utilise même toutes les possibilités du décor à sa disposition pour représenter plusieurs actions simultanément en incorporant plusieurs cadres dans l’image. L’action se poursuit avec la scène de l’escalator où se déroulera la fusillade peu de temps après. On notera aussi le placement de la caméra dans certains plans – par exemple le cinéaste nous offre la possibilité de suivre l’action d’un autre point de vue en filmant la scène d’en haut, procédé qu’utilisait Alfred Hitchcock dans certains de ses films, notamment Les Oiseaux (The Birds) où la caméra adopte le point de vue des oiseaux qui surplombent la ville. La scène de fusillade dans l’escalator fait d’ailleurs écho à un autre film de Brian De Palma, Les Incorruptibles (The Untouchables), sorti quelques années plus tôt, avec la fameuse scène de l’escalier (étant déjà une référence du chef-d’œuvre de Sergueï Eisenstein Le Cuirassé Potemkine). Bien que nous connaissions déjà le dénouement, le film tente de nous le faire oublier. En effet, le cinéaste nous implique tellement sur le plan dramatique que l’on n’imagine pas un instant que Carlito ne puisse pas s’en sortir ; nous savourons comme lui la perspective de l’avenir tant espéré qui lui tend enfin les bras. Mais nous voilà revenus au point de départ de notre récit, et la vision qui s’offre à nous semble prendre un tout autre sens : l’introduction noir et blanc conférait un aspect presque onirique à la séquence, alors que la vision de cette même séquence, cette fois-ci en couleur, agit sur nous comme un retour brutal à réalité. Le film s’achève sur une image paradisiaque qui s’anime sous les yeux de Carlito, seul vestige d’une réalité que le personnage n’aura pas l’occasion de connaître : «J’ai eu une nuit difficile. Je suis fatigué, mon amour, fatigué…».
Brian De Palma réalise un drame humain à la beauté somptueuse et intemporelle, dont la mise en scène remarquable délaisse totalement l’aspect baroque de Scarface pour aller vers une forme de classicisme auquel le cinéaste ne nous a pas forcément habitué. L’Impasse est ainsi son œuvre la plus forte et la plus attachante, où il laisse une nouvelle fois éclater tout son génie et sa passion. Pourtant le succès ne fut pas immédiat, beaucoup de spectateurs et de critiques, encore marqués par le souvenir de Scarface, s’attendaient à voir un film dans la même lignée et il aura fallu du temps pour le réhabiliter et le considérer à sa juste valeur.
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